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Fondus
Un courant d'air glacial fit s'agiter l'unique cheveu sur la tête de Bruno. Ses narines frissonnèrent, et
celles-ci étant directement relié à ses yeux par un nerf minuscule se développant uniquement chez
les gens qui vivent en montagne
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, il dirigea son regard vers la porte de son chalet. Celle-ci s'agitait,
s'ouvrant, se refermant, actionnée par un infime courant d'air dont l'autre bout devait être la
minuscule cheminée.
Bruno passa de l'autre côté du comptoir, et alla caler la porte avec une petite chaise en bois.
Il contempla ensuite l'intérieur de son chalet avec amertume. Il ne l'aimait pas. Son regard balaya
rapidement les petites tables en bois près des chaises en bois, pour passer sur son comptoir en bois
lui aussi, près duquel se prolongeait un petit bar en bois. A droite du bar, et au fond de la salle, un
petit billard en bois constituait grâce à son tapis vert et à ses boules, l'unique résistance à une vision
qui aurait été autrement purement orange. Un escalier à sa droite menait vers une petite salle de
bains, elle aussi toute en bois en dehors des équipements sanitaires, qui étaient néanmoins peints en
orange. Même les flammes de la cheminée, peu inspirées, avaient choisi d'adopter cette couleur.
Souvent, Bruno regrettait de ne pas vivre dans un vieux film en noir et blanc.
Il ne savait pas trop ce qu'il y faisait. Ancien moniteur de ski au chômage, il avait du se reconvertir.
N'aimant pas trop travailler, mais skier, il avait envisagé de devenir fonctionnaire ce qui aurait
satisfait au moins l'un de ses deux désidératas.
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Il avait juste tenté deux concours pour le Trésor
Public, mais avait échoué lamentablement. Cela n'avait pas amélioré sa situation financière. Il avait
accepté le premier boulot qui s'était présenté, et choisit donc de s'occuper de ce minuscule refuge
dans les Alpes. Un travail à contre emploi pour un homme bourru, rustre, sans charme et pour qui
« hospitalité » rimait avec vulgarité.
Mais un homme ordonné. Il avait passé les dernières semaines à inspecter son chalet de fond en
comble, traquant chaque morceau de poussière, chaque tâche sur les éviers, chaque pli rebelle dans
la literie des quelques chambres. Au bout de longs efforts et de longues nuits, il y était arrivé. Il
avait réussi à obtenir le chalet parfait. Une certaine harmonie se dégageait de l'ensemble. Chaque
chose était à sa place, et c'était comme si aucune vie n'avait troublé cette ordre qui paraissait éternel
et figé à jamais.
Bruno était apaisé, mais la saison n'ayant pas encore véritablement commencé, il s'ennuyait.
Il alla chercher une buche, et la jeta dans la cheminée. Le feu gagna en intensité, allant presque
jusqu'à lécher le vieux bois des murs. L'installation était peu conforme, mais il aurait toujours le
temps de jeter un seau d'eau sur le feu ou d'improviser quelque chose.
Son cheveu s'agita a nouveau. Derrière lui, la chaise était tombée. Se retournant pour la remettre en
place, il vit sur le pas de la porte un couple de quinquagénaires... L'homme était vêtu d'une énorme
doudoune rouge et bleue du plus mauvais effet, tandis que la dame, blonde et plutôt bien conservée
pour son âge en avait choisi une rose, jugeant probablement qu'il s'agissait du meilleur chic. Tout
deux arboraient le même sourire benêt.
1 Assertion sans aucun fondement scientifique.
2 Faut-il vraiment mentionner lequel ?

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A leurs coupes de cheveux, Bruno devina qu'ils étaient riches. L'homme n'avait malgré son âge
aucun cheveu blanc, et au dépit du vent ils étaient parfaitement alignés en arrière, avec un
parallélisme à faire frémir d'envie l'homme excessivement ordonné qu'il était.
On était samedi.
Les saisons commencent toujours un samedi.
* *
*
Georges considérait sa femme avec légèreté. Aussi, il n'eût rien d'étonnant a ce qu'il lui arracha la
carte des boissons avant qu'elle ne put poser le doigt dessus. Édith préféra alors ranger les mains
dans ses poches bien chaudes, ignorant le feu de cheminée près d'elle, alors que celui crachait a
chaque instant de dangereuses étincelles et que les flammes ne faiblissaient pas. Bruno ignora ce
geste de goujaterie, mais il considérait après tout comme « progressiste » son idée que l'homme
devait rester à la maison pendant que la femme travaillait.
« Ce sera une bière » lança Georges à la cantonade.
« Je vais prendre un Perrier. » accompagna Édith
Bruno répondit d'un hochement de tête. Georges lança un grand sourire à sa femme, qui perçut
immédiatement que celui-ci était de nature suspecte. Une antilope devant une lionne qui sourit
aurait d'ailleurs probablement tiré la même conclusion.
Ce soir, il la tuerait.
Elle savait. Il savait qu'elle savait. Il savait qu'elle savait qu'il savait. L'engueulade avait été un signe
certain. Il y avait une semaine, en pleine séance de télésiège , dans une cabine gelée, sa femme avait
déclaré au bout d'un long silence « C'est qui cette greluche que tu sautes ? ». Ça avait jeté un froid
dans un endroit qui n'en avait pas le besoin. Georges n'avait pas répondu. Il avait regardé droit
devant lui. Il se souvenait lui avoir prêté son smartphone qui contenait probablement quelques mails
compromettant que sa stagiaire lui avait envoyés. Il était maintenant hors de question qu'il paie une
pension alimentaire pour une emmerdeuse de première.
Il s'était préparé depuis. Il toucha le petit flacon de poison qu'il avait préparé lui même en cachette,
achetant des produits dans une épiceries, et ayant trouver la recette sur Internet. Il avait glissé la
bouteille dans la poche intérieure de sa doudoune. En apparence, il ne s'agissait que de whisky, et
les montagnards en avaient souvent sur eux. Le froid du verre le rassura.
Bruno vit l'homme regarder la femme avec colère. Si des poignards pouvaient sortir de ses yeux, il
faudrait laver le sol après, se dit-il. Bruno ne supportait pas le désordre, alors que dire de la saleté ?
« Tu me laisses encore boire seul pour me faire passer pour un alcoolique ? » dit Georges d'un ton
glacial.
Édith répondit d'un soupir. Elle jugea utile d'ajouter « Non. ».
Si ce « non » avait été prononcé lors d'un conseil de sécurité de l'ONU, il aurait signifié
l'imminence d'une guerre atomique.
Voilà un couple qui n'en a plus pour longtemps se dit Bruno. Il leur servit chacun une bouteille tiède
de bière et de Perrier. Il avait eu la flemme de les ranger dans le frigo a la livraison. De toute façon,

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ces gens avaient clairement besoin de se réchauffer, alors une bière tiède était forcément la
bienvenue. Le couple continuait à se fixer dans les yeux pendant qu'il décapsulait les bouteilles.
Bruno jugea que Sergio Leone aurait très bien filmé la scène.
Un silence pesant s'installa. L'ennui gagna Bruno une demi-seconde.
« Ça vous embête si je remets une buche dans la cheminée ? »
« Non pas du tout , vous êtes chez vous ! » dit Édith avec légèreté. Elle observa les flammes. « Mais
il est très bien le feu, là ? »
« Oui mais bon. » dit Bruno en guise d'explication.
Il remit une nouvelle buche, qui s'embrasa aussi tôt. Son instinct de survie lui dit qu'il ne faudrait
pas en remettre davantage avant que le tout se soit consumé un peu.
Édith observait l'âtre qui rayonnait d'une chaleur qu'elle jugeait rassurante. Elle se sentit
nostalgique. Pensive, elle se disait que son amour pour son mari était semblable à ce feu de
cheminée : dévorant tout sur son passage, possiblement dangereux, mais tellement réconfortant au
cœur de l'hiver où elle avait fait sa connaissance. Depuis, cependant, elle ne le voyait que comme
un danger potentiel. Bien sur elle aurait pu demander le divorce mais...
Ce soir, elle le tuerait.
Un courant d'air lui parcourut la nuque et quelques étincelles vinrent mourir sur ses chaussures.
Trois personnes étaient entrées. Il y avait un autre couple, la quarantaine, qui avait probablement
acheté leurs doudounes dans le même magasin qu'Édith et Georges, et une petite fille blonde a
couettes a qui il aurait donné dix ans et le bon dieu sans confession.
La petite fille regarda Bruno, apeurée. Par timidité... probablement.
L'homme fit un clin d'œil à Georges, qui pâlit.
« Vous voulez boire quelque chose ? » dit alors Bruno, qui trouvait qu'il s'améliorait dans son
boulot.
« Euh, on va regarder la carte » dit le père de famille en s'installant sur une chaise. Sa famille
l'imita.
« C'est vous qui voyez hein ! Je suis que serveur, j'vais pas vous dire ce qu'il faut commander, les
clients savent tout mieux que tout le monde ! »
L'homme le dévisagea.
« Vous êtes de Paris ? » demanda-t-il ?
« J'y suis né, c'est tout. » répondit Bruno.
« Soit. »
Il se plongea dans la liste des boissons et leva les yeux au ciel en lisant les prix. Mais Dieu n'y était
pour rien. Ici, le Patron, c'était Bruno.
Au fond de lui, Bruno se disait qu'ils n'avaient pas intérêt à broncher. Il détestait l'agitation. Le
désordre. Les petites pièces de 2 centimes qui trainaient derrière le canapé. Les chaussures mal
essuyées qui laissent un brin de poussière près du seuil de la porte. Les petites taches et
éclaboussures sur la table lors d'un repas. Tout ce genre de trucs l'agaçaient au plus haut point, alors

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comme en plus les invités lui étaient antipathiques...
… si l'un d'entre eux avait l'audace de troubler sa parfaite harmonie, il les tuerait, tous.
* *
*
Le soir tombait et aucun des convives n'avait quitté les lieux. Ils ne semblaient d'ailleurs pas
décidés. Cela incommodait Bruno. Ils avaient investi les lieux, attendant on-ne-sait-quoi. Il se dit
que c'était à cela que devaient servir les chambres du refuge. Bruno trouvait bizarre en effet qu'on
aie équipé son logement de huit lits différents. Il avait sur l'instant de la découverte pensé qu'il
s'agissait d'une fantaisie de gens aisés dont il allait pouvoir profiter en ne refaisant son lit qu'une
fois par semaine. Bruno savait peu de chose des refuges.
Bruno tourna une page de « La métamorphose » de Kafka, livre qu'on lui avait recommandé un jour
qu'il avait de la compagnie dans son appartement en ville. Distrait par le bruit il avançait peu.
Georges et Édith, il l'avait appris en écoutant d'une oreille distraite leur conversation, étaient
Trésorier du Public (ou un truc du genre) pour monsieur, et juriste pour madame. Un tel couple était
voué à s'ennuyer, et madame aurait l'avantage lors d'un divorce que Bruno jugeait imminent.
« Quaaaaand est ce qu'on maaange ? » fit la petite Magalie ?
« Heu demandons au monsieur. Monsieur ! Quand mangeons-nous ? » fit Mario, son père, regardant
l'aubergiste comme s'il était à son service.
Bruno cligna des yeux. Les gens, souvent, aiment bien manger avant d'aller dormir.
« Dans une heure. » répondit Bruno qui n'avait pas la moindre idée de l'heure qu'il était mais qui
tenait tout de même à faire croire qu'il savait ce qu'il faisait.
« Et qu'est ce que ce sera ? » dit la maman, dont Bruno avait compris qu'elle s'appelait Marion.
L'aubergiste regarda sur l'étagère sous le bar. Il y vit un appareil a fondue.
« De la fondue. » Il releva la tête pour faire un sourire poli à la petite famille, qui le regarda en
retour comme s'il était le dernier des idiots pour suggérer de la fondue dans un chalet en montagne.
Bruno vit Marion observer son mari avec un air inquiet.
Georges le Trésorier du Public ne put retenir un sourire avant de s'esclaffer : « Ça me rappelle ce
film où... »
« TOUT LE MONDE L'A VU, CE FILM. » répondit froidement Édith, qui avait le talent particulier
de pouvoir faire savoir qu'elle parlait en majuscule à haute voix.
« Oh. »
Bruno se sentit obligé de détendre l'atmosphère.
« N'oubliez pas que celui qui laisse tomber son bout de pain à un gage. »
« Tout nu dans l'escalier ? » demanda Magalie. Sa mère lui donna une tape sur la tête.
* *
*
Les flammes oranges de la cheminée crépitaient d'impatience. Si elles pouvaient parler, elles
crieraient « Bruno ! Bruno ! On a faim ! », ce que les autres invités désormais réunis autour d'une
des tables du chalet, près du foyer, n'osèrent dire eux mêmes. Bruno, irritable comme il l'était, lui,

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aurait probablement dit à la cheminée qu'il n'allait pas brûler un si excellent fromage, et que surtout
les feux de cheminée ne parlent pas.
Les hommes étaient assis d'un côté, les femmes de l'autre. On avait du déplacer une chaise pour que
Magalie puisse s'asseoir. Celle-ci avait déjà avidement entamé l'une des baguettes que Bruno avait
négligemment posé sur la table. En en arrachant un bout, la petite fille avait agité un quignon
devant le nez de sa mère et demandé :
« Toi qui en as déjà vu plein, tu trouves pas que ca ressemble à une bite ? ».
Il y eut un bref silence gêné. Tout le monde se regarda, prenant soin de ne pas regarder la jeune fille,
et choisi au final de faire comme si on n'avait rien entendu. Bruno amena une bouteille de vin sur la
table, et en servit à Mario, seul convive à manifester de l'intérêt pour l'alcool à ce moment précis.
« Je veux dire, ça a globalement la même forme. Regarde, ca c'est le prépu-- »
Cette fois-ci, c'en fut trop, et tout le monde éclata de rire. Tout le monde, sauf Marion qui donna une
tape sur la tête de sa fille, et lui lança un regard furieux. Celle-ci ne répondit pas. Alors que les rires
finissaient tout juste de résonner, Georges se vit adresser un second clin d'œil par Mario.
Cette fois-ci, Édith l'avait saisi au vol, mais elle ne sut qu'en faire.
« Bon ! » lancèrent simultanément Georges, Marion, et Mario. C'était un signal de départ, et tous
arrachèrent un quignon de pain à la baguette avant de la tremper dans la masse grouillante et
dégoulinante que représentait le plat, a l'exception de Mario qui pour l'instant mâchonnait le pain
sans prêter la moindre attention à la fondue, ce qui ne fut pas sans être remarqué.
« Vous ne mangez pas Mario ? » lança Édith
« Non je... je ne suis pas un grand fan de fromage. »
« Essayez donc » reprit Georges « le vin fait tout passer. ». Édith leva les yeux au ciel, ce qui
rappela à tout ceux qui ne l'avaient pas déjà deviné que Georges était un alcoolique.
« Je ne peux pas... J'ai une phobie du fromage. » dit Mario.
Tout le monde stoppa net ses activités. Plus rien n'avait d'importance. L'alcoolisme de Georges, la
faim dans le monde, les guerres, et si une flottille extraterrestre décidait de s'installer juste à côté du
chalet pour planifier une invasion, cela n'aurait pas provoqué un lever de sourcil par rapport à ce qui
venait d'être dit.
La tension nerveuse de Bruno, qui s'était quand même décarcassé à lire le mode d'emploi de la
machine (fabriquée par un certain « Sébastien » à en lire le logo sur l'emballage), monta d'un cran et
il en perdu le fil de son Kafka. Il se leva donc et, pour se passer les nerfs, alla mettre une buche
supplémentaire dans la cheminée. Le feu commença d'abord à s'atténuer, étouffé par la masse de
bois qui commençait à devenir trop imposante dans l'espace restreint. Puis, voilà qu'il reprit de plus
belle, à l'insu des autres qui étaient bien trop occupés à fixer Mario.
« Vous êtes fromageophobe ? Lactophobe ? » dit Édith, histoire de détendre un peu l'atmosphère.
« Non... Enfin oui.. ». Mario était embarrassé « Écoutez ça n'a pas d'importance. »
« Si, cela en a ! Enfin ! » reprit Édith, toute satisfaite d'avoir trouvé un jouet qui n'était pas son mari,
« Est-ce que cela a un rapport avec votre enfance ? »
« Votre mère vous donnait-elle le sein ? » dit alors Magalie, avec un faux sourire niais et
déclenchant à nouveau quelques ricanements.
« Oh, ça suffit toi ! » lui dit Marion, soudainement soucieuse de ne pas avoir l'air plus ridicule
qu'elle n'en avait l'habitude.

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Édith ne s'arrêta pas sur sa lancée.
« Mais si ! La petite à peut être raison ! Imaginez un peu que tout cela vienne de votre mère ! D'un
trouble sexuel ! Œdipe, tiens, vous en faites quoi ? Le lait maternel, le fromage, c'est évident ! Un
psy en déduirait que votre peur du fromage provient de votre frustration sexuelle ! »
Georges rit machinalement. Mario lui lança un regard noir pendant que Marion jugea préférable de
garder le silence. Magalie s'amusait follement, et Bruno loin de ces considérations, se demandait ce
qu'il ferait s'il était réincarné en insecte. Il n'arriverait surement pas à faire du rangement chez les
gens (a t'on entendu parler de gens qui retrouvaient leur appartement mystérieusement en ordre
suite à une invasion de scarabées?) et encore moins mettre des buches dans la cheminée pour
tromper son ennui.
Quiconque observait Mario aurait pu prédire l'imminence d'une catastrophe.
Son honneur était bafoué, les plaisanteries grasses fusaient. Un proverbe dit que les serpents blessés
sont ceux qui mordent le plus profond. Mario préparait son venin.
« En fait, Édith, j'ai une vie sexuelle très épanouie. Et puisque le monde est vraiment minuscule,
votre mari m'est témoin. Nous nous croisons fréquemment dans certain clubs de la capitale.
Comment va votre stagiaire, Georges, au fait ? »
Le Trésorier pâlit et comprit soudainement le sens des clins d'œil Sa capacité à enregistrer les
évènements dans sa mémoire était souvent affecté par l'alcool qui abondait en ces lieux parisiens.
Les rires s'effacèrent pour laisser passer un ange. Mario but une gorgée de sa bière, en toute
décontraction feinte. La bière était immonde, mais le succès semblait affecter certains de ses sens.
Édith était indifférente. Ce n'était pas comme si tout ce beau monde allait survivre à la nuit.
Fouillant dans sa poche intérieure, Georges tirait la même conclusion. Il les tuerait tous, et pas
seulement sa femme.
Bruno, qui n'arrivait plus à se concentrer sur son livre, sentit le grabuge venir. Alors il attrapa le
soufflet et tenta d'attiser les flammes. Cela était moins amusant que de remettre une buche, mais
aussi moins suicidaire pour l'instant.
Il regarda ses convives et repartit derrière le bar.
Cette première soirée serait une soirée de merde.
* *
*
La soirée avançait. La lune était pleine, et les invités l'étaient de plus en plus. Au dehors du chalet
l'on n'entendait que la neige qui tombait, et elle faisait à peine de bruit que Bruno et ses convives.
Dans le monde orangé du presque chauve hôte, les seules bruits étaient cuillères qui tintent,
mâchoires qui mâchent, bruissement de page, et flammes qui crépitent.
Les invités ne partageaient pas le pyromane TIC de Bruno. Leur soulagement était la fondue, le vin
et la bière, à l'exception de Mario qui se contentait du pain et du vin, et d'Édith qui fixait les
flammes de la cheminée avec consternation et effroi, comme s'il s'agissait d'un épisode de Lost, et
qui ne se contentait que porter un verre de vin à sa bouche à chaque brindille de bois que Bruno
rajoutait.

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Même la petite Magalie gardait désormais le silence, se sentant coupable d'une catastrophe qu'elle
estimait avoir en partie déclenchée.
Georges regardait le bol de fondu se vidait comme un condamné à mort voyait l'aube se lever. S'il
devait empoisonner sa femme, il faudrait le faire avant de la fondue. Même si elle n'en mangeait
pas, les invités quitteraient le table une fois que le plat serait vide, et sa femme aussi. Il fallait agir
vite. Georges guettait le verre de vin d'Édith Il devait l'empoisonner a l'insu non seulement de sa
femme, mais aussi des autres invités.
Un miracle se produisit. Telle des langues de feu dans les bouches des onze apôtres, il lui sembla
qu'Édith eut une inspiration divine quand elle se tourna brusquement vers Bruno et demanda « Où
sont les toilettes ? »
Bruno, qui avait tourné une soixantaine de pages depuis la précédente phrase pointa un pouce vers
les escaliers à sa droite. Édith se leva et s'engouffra dans les ténèbres. Georges se redressa sur son
siège. C'était le moment d'agir.
Mais comment ? Il fallait accéder au verre sans éveiller les soupçons. Il avait beau se creuser les
méninges, il ne voyait pas comment.
Une idée sordide lui vint à l'esprit.
Au diable les conséquences.
« J'ai un truc qui peut donner davantage de goût. » Il fouilla dans la poche de sa doudoune et en
sortit la mortelle bouteille. Les invités ne virent qu'un flacon de whisky à l'apparence banale. Il la
débouchonna et en versa le contenu entier sans autre forme de procès dans ce qu'il restait de fondue.
Mario, Magalie, et Marion avaient tout trois les yeux grand ouverts de surprise alors que le liquide
finissait de s'écouler. Même Bruno avait senti une onde de choc émotionnelle et avait levé les yeux
de son livre. Georges rangea ensuite à nouveau la bouteille vide, preuve à charge, dans la poche de
sa veste.
S'ils devaient tous crever, ces connards, et bien qu'ils crèvent tous. Il était hors de question qu'il
passe une journée de plus mariée à cette femme qui venait de reparaître, et qui s'assit bientôt à la
table. Georges n'aurait plus qu'à la convaincre de tester la fondue. Quelques miettes de pain imbibés
suffiraient.
« On dirait que vous avez vu un fantôme. » dit-elle « N'avez vous jamais vu une femme aller aux
toilettes ? »
« Non. Mais votre mari vient de vider une pleine bouteille de whisky dans la fondue. » lança
Marion, toute pale sous l'effet de la surprise.
« Ça donnera du goût. » dit-elle. Elle déchira alors un bout de pain qu'elle plongea dans le restant
de fondu.
Georges perdit un battement de cœur.
Édith mordit le morceau de pain. Magalie décida rapidement de l'imiter, et Marion qui n'avait rien à
faire d'autre se jeta à l'eau également. Georges s'agita. Si des personnes survivaient, cela risquerait
d'être embarrassant et de gêner sa fuite.

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« Bruno, vous ne mangez pas ? » lança t'il.
« Bof, vous savez pas, j'aime pas trop le fromage. La fondue, je sais faire parce que y'avait juste le
monde d'emploi du bazar à suivre... pour le reste... Je préfère lire Kafka. »
« Vous lisez, Kafka, vous ? » . Georges le regardait incrédule.
« Oui ça vous pose un problème ? »
« Non je.... je n'imaginais pas... » Georges tremblait. Il se tourna vers l'autre danger potentiel.
« Mario, vous devrez gouter, vraiment.... »
« Le whisky ne retire pas le fromage, Georges, non désolé... » dit Mario, toujours exaspéré par sa
dernière conversation. « Prenez-en, vous. »
« Sans façon. Je n'ai plus faim. Je n'ai agit que par pure générosité. ».
Le plus dur était d'avoir l'air sincère, se dit Georges. Il abandonna l'idée de convaincre Mario et
Bruno de s'empoisonner d'eux mêmes. Il ne fallait plus qu'attendre.
Quelques minutes passèrent. Sur la page où il avait lu la recette, il avait également lu les
symptômes. Tout d'abord la pâleur du visage, puis la fatigue, une sensation de froid, et enfin un long
sommeil duquel on ne se réveillait pas. Une mort douce, qui décevait un peu Georges, mais qu'il
estimait plus discrète... Discrétion qui ne vaudrait plus rien, s'il laissait deux survivants derrière lui.
Tant pis, il improviserait, et il disparaîtrait avant que la police arrive. La nuit l'aiderait, avec ou sans
pleine lune.
« Oh héééééé, j'ai laissé tombé mon bout de pain » fit Marion.
Bruno fronça les sourcils mais ne décolla pas de son livre. Il tremblait de nervosité. Les gens qui
laissaient tomber leur bout de pain étaient si... désordonnés ! Maladroits ! Enfin ! Si on laissait
tomber son bout de pain c'est qu'on devait être distrait. Si on était distrait, alors on avait un chez soi
négligé. Il réprima la sensation de colère qu'il éprouvait. Il alla chercher une minuscule buche, qui
ressemblait plus à une branche qu'autre chose, et il la jeta précautionneusement dans le feu.
« J'ai droit un gage ! » continua Magalie.
« Arrête avec ça, veux-tu ? » la corrigea son père.
« Je veux que maman aille toute nue dans l'escalier. » dit Magalie en faisant la moue, se
renfrognant.
« … J'y vais. » fit Marion, en se levant.
George observa le visage de Marion, à la recherche du moindre signe de morbidité. La jeune
femme, habituellement un peu palote, avait le visage rouge et un large sourire, et les pupilles
dilatées. Elle se leva maladroitement, se dirigea vers l'escalier des toilettes, ôta son pull, et le jeta au
hasard dans la salle.
Bruno s'énerva.
« Dites donc, j'en ai rien a foutre que vous vous foutiez a poil, mais vous êtes pas chez vous ici.
Votre pull, vous le posez sur une chaise. ».
« Excuseez moiii » dit une Marion tremblotante et obtempérante. Huit secondes plus tard, le pull
était bien plié et accroché à une chaise devant une table vide. Marion retira ensuite ses épaisses
bottes.
La petite Magalie arborait le même air rougeaud que sa mère. Édith, également, virait à l'écarlate.
L'alcool semblait avoir détourné son attention des flammes. Elle observait Marion, le visage pensif,
mais le regarde vide. Quelqu'un avec un peu d'humour qui l'aurait regardé aurait dit qu'elle n'avait
pas la lumière à tout les étages.

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Georges, observant ainsi les dégâts occasionnés par sa recette, se demandait si le site Internet qui lui
avait indiqué la recette ne s'était pas un peu moqué de lui. Quand cette histoire serait terminée, il
écrirait aux administrateurs de LaBanane.Org .
« A poiiiiil, tout le monde à poiiiiiiiiillll » se mit à chanter Édith, qui de toute façon n'avait jamais
tenu l'alcool.
Décidément, non, personne ne mourrait ce soir. Il n'y avait même pas de quoi provoquer un petit
coma éthylique avec le maigre flacon qu'il avait versé. Georges rongeait son frein.
Il fit de son mieux pour ne pas regarder une Marion, aux courbes décidément bien agréables, et pour
rassembler ses pensées.
« Hihi... » lacha Magalie, avant de s'écrouler, la tête sur la table.
Il appartenait maintenant à Georges de conserver une attitude normale.
« Vous ne faites rien ? » fit-il en regardant Mario.
« Elle n'a jamais tenu l'alcool. Ça lui viendra. Elle reviendra a elle d'ici quelques heures. » dit-il
comme, si il était parfaitement normal qu'une fille de dix sans soit ivre morte. « Et si vous parlez de
sa mère, je l'ai déjà vu à poil plein de fois. Vous aussi, d'ailleurs. »
« Je ne l'ai jamais vu nu, non. » corrigea Georges.
Édith choisit alors cet instant précis de la conversation pour s'écrouler d'une manière identique à
Magalie. Georges était trop honteux de son échec pour y prêter attention.
Mario poursuivit. « Non, je veux dire... C'est vous que j'ai vu nu. ». Il tendit son bras, et se mit
toucher du bout du doigt la main de Georges, qui la retira aussi tôt et se leva en sursaut.
« Vous êtes pas bien ? » hurla-t-il.
« Ah oui j'oubliais... vous êtes chiant quand vous êtes sobre. Et purement hétéro en plus. » . Mario
se resservit un verre. Il se leva, a son tour et fit quelques pas vers Georges. Le Trésorier ne put que
remarquer la lueur malsaine dans les yeux de l'homme qui lui faisait face.
Quelques souvenirs douloureux lui revinrent immédiatement en tête.
Bruno, trop occupé à jouer les intellos stoïques ne bougerait pas alors sans réfléchir davantage il se
rua vers la sortie, ouvrit violemment la porte faisant entrer un courant d'air et quelques flocons de
neige qui envahirent l'entrée du chalet, et disparut dans la nuit en hurlant.
Quelques loups se mirent à hurler à la lune.
Mario se tourna vers Bruno. « Il y a des loups ici ? A 2000 mètres d'altitude ? ». Bruno haussa les
épaules.
« Il y a bien une femme nue qui danse la macarena dans l'escalier. »
Mario regarda sa femme. C'était vrai, qu'elle dansait la macarena. En 2010 ? Quelle idée.
Des vêtements trainaient un peu partout. Bruno poussa un grognement, les ramassa, ne paya aucune
attention aux petites culottes, et autres frivolités, pour les plier soigneusement a côté du pull. Il mit
les bottes prit du feu. Il se dirigea ensuite dans les toilettes, attrapa une serviette dans une armoire,
et épongea rapidement le sol avant de mettre la serviette au sol. Il retourna à son livre en
ronchonnant. Mais comme il n'arrivait pas à se souvenir de là où il en était, il remis une buche dans
la cheminée, se sentit mieux, et put reprendre sa lecture en marmonnant.

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Se concentrant sur les pages, et les suites de mots qui étaient sensés former des phrases
compliquées, il ne peut s'empêcher de remarquer les mouvements suspects de Mario, toujours
partiellement dans son champ visuel. Il leva les yeux. Celui-ci se déshabillait en caressant sa femme
elle même trop saoule pour se soucier de la présence de Bruno.
Bruno rougit.
Ne sachant que faire, et n'osant déranger ses invités, il alla remettre une autre buche dans la
cheminée.
C'était la buche de trop.
Quelques secondes plus tard, tout ne fut que feu et cendres.
* *
*
Bruno déposa la petite Magalie entre sa mère et Édith, dans la neige froide, qui ne la réveilla pas.
Lui et Mario avaient réussi a sortir tout le monde avant que l'incident ne se transforme en drame.
« Cigarette ? » proposa Mario, qui s'épongeait le front. L'air glacial de la montagne n'avait pas
encore apaisé sa peau et son sang qui bouillonnait.
Bruno accepta.
Au loin, il regardait son chalet partir en cendres. Il ne put s'empêchait de penser qu'il s'agissait là
d'un spectacle qui présentait une certaine esthétique.
« Putain. » fit-il.
« Vous allez avoir de sérieux ennuis, je crois. » dit Mario, assis a côté de sa femme qui avait perdu
connaissance. Elle était nue dans la neige. Mario, en caleçon par ce froid, était cependant incapable
d'éprouver la moindre excitation vu la situation.
« Non, c'est pas ça qui me gène. » répondit Bruno.
« Quoi donc, alors ? »
Bruno souffla la fumée par ses narines.
« J'étais presque à la fin de mon bouquin, putain. ». Il reprit une taffe. « Et qui va nettoyer et ranger
tout ça ? ».
Sans portable pour appeler les secours, ils ne purent qu'attendre que le bâtiment eut finit de se
consumer.
L'aube finit par se lever. Magalie était réveillée, et Marion se serrait contre son Mario. Seule Édith
dormait toujours et Bruno la tenait contre elle afin qu'elle évite l'hypothermie. Elle finit par ouvrir
les yeux, et toujours dans un demi-sommeil, devant le spectacle de l'édifice carbonisé elle sourit en
disant « c'est moi qui aie fait ça, hmm... ». Il remarqua que pour une raison qu'il ne connaissait pas,
elle souriait.
Bruno ne sut pas comment lui avouer. Alors il se contenta de dire :
« Oui, c'est vous, pauvre imbécile ! ».
« Ou est Georges ? » marmonna la jeune femme presque toujours assoupie.

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Bruno se remémora les loups. « Bah, il doit être mort. » dit-il.
Le sourire sur le visage d'Édith s'intensifia. « Alors j'ai réussi.... ». Ses yeux se refermèrent, et elle
se mit à cajoler un Bruno, embarrassé qui n'appréciait pas spécialement.
Il n'était pas sur de comprendre pourquoi, mais dans son délire, Édith lui offrait une solution en or.
Au loin, un hélicoptère se fit entendre, encore invisible dans la brume matinale, à moins qu'il ne
s'agissait de la fumée de l'incendie...
L'aubergiste regarda Édith, ivre, s'accusant d'un crime qu'il n'avait pas commis. Son unique cheveu
au vent flottait, apaisé. Il se frotta les mains et se demandait s'il y avait d'autres chalets qui avait
besoin d'un gérant, dans le coin.
Ou une bonne librairie.
* *
*
Georges arrivait enfin au sommet du minuscule rocher qu'il tentait d'escalader depuis deux minutes.
Un enfant y serait arrivé en quelques secondes, mais Georges était, il l'estimait, vieux, en plus de
crever de froid.
En contrebas, il observait une lueur orangée, de laquelle émanait l'épaisse odeur de fumée qui lui
titillait les narines depuis plusieurs heures. Un hélicoptère faisait un vacarme du tonnerre au dessus
de ce qu'il restait du chalet.
Près des ruines, quelques silhouettes s'agitaient.
Georges fit un décompte rapide. Le compte y était.
L'hélicoptère se posa. Quelques silhouettes rouges en sortirent rapidement armés de couvertures, et
s'affairèrent auprès des ex-futurs-locataires et du gérant. Un homme vêtu de bleu les accompagnait.
La police, probablement.
Un millier de questions se bousculèrent dans l'esprit de Georges. Il n'était pour rien dans l'incendie,
c'était certain. Encore que... La police ne s'interrogerait-elle pas sur la cause potentielle de l'ivresse ?
Mais s'il fuyait, il s'agirait d'un aveu de culpabilité quelque part, non ?
Le froid ralentissait le rythme de ses pensées. S'il restait quelques heures de trop dans cette neige,
sans son anorak qui était resté à l'intérieur, il en mourrait probablement.
Georges sortit son smartphone de sa poche. On ne captait pas vraiment, mais cela n'était pas ce qui
l'intéressait. Dans le chalet, le téléphone en mode silencieux avait reçu quelques textos de la
stagiaire. Il les supprima sans les lire, et activa la fonction GPS.
Il n'était qu'a quelques kilomètres de l'Italie.
En bas, il vit Édith monter dans l'hélicoptère. S'il descendait, en plus de faire l'objet d'une enquête,
il devrait supporter sa présence, sa méfiance, et sa peine. Georges soupira, et se frotta les mains
pour se réchauffer et se donner du courage. Il lui avait, au fond, donné une vraie raison de se
débarrasser de lui, et il ne pouvait plus vivre avec elle.

Allors Georges s'orienta comme il le put avec la boussole du GPS. Et il mit le cap vers le sud-ouest
d'un pas rapide.
Il avait toujours rêvé de s'appeler Georgio.
FIN
-Michael Mils
mickmils@gmail.com